Il est possible de penser Antiquitées

L'Absolu



Qu'est-ce que l'absolu ? Est-ce l'être, avec lequel il s'agirait de faire alliance, dans une perspective nietschéenne ? Ou bien est-ce la liberté ? Tout dépend en fait si l'on pense que l'être est quelque chose, ou bien si l'on pense, comme l'enseignait Sartre qu'il n'est rien. Et de toute façon si l'être était quelque chose, il resterait à le libérer des discours idéalistes et surtout de la religion, une de ces voies de libération étant le matérialisme marxiste.

Sartre lui n'était pas marxiste ; il ne professait pas une ontologie. Il était purement nihiliste et donc plutôt idéaliste (et anarchiste) que matérialiste (et communiste). Je pense pour ma part qu'il convient d'être sceptique et tragique. Ce serait une ontologie négative.


L'alliance avec l'être, si l'être est conçu de façon positive, peut dériver vers l'acceptation, sinon la soumission à l'ordre établi. C'est là un des dangers de l'ontologie positive et notamment, de la science. Même l'idée de la libération de l'être, conçu par exemple comme être naturel, à des relents réactionnaires (Rousseau = écolo-bobo).


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- L'absolu dans l'art -


Je cherche des réponses à des questions existentielles, c'est ainsi d'ailleurs que je défini l'art, non comme technique, talent ou virtuosité. Tout part du sentiment d'aliénation. C'est en cela qu'Artaud est un authentique artiste. Sa place d'artiste, c'est ce qui lui a été dénié par la science psychiatrique et son enfermement qu'il a su vaincre grâce à des amis bienveillants. Il nous prouve qu'un espoir subsiste toujours au plus profond des ténèbres.


Pour Artaud, le corps est aliéné par les organes. Il a fait des microbes une invention de la science qui ne serait qu'un retour déguisé de l'idée de dieu (Pour en finir avec le jugement de dieu). Artaud s'attaque ainsi aux discours prétendant soumettre l'homme à un savoir préétabli. Son théâtre de la cruauté est une arme permettant au corps de se libérer des organes et des discours qui le parasitent, par le moyen de la danse, de la glossolalie, du hurlement. C'est un théâtre dont le but est la révolution.


Artaud s'est détaché du surréalisme parce-que pour lui la révolution ne pouvait se limiter aux domaines du politique ou de l'économique, parfaitement secondaires, mais devait se comprendre comme révolution de l'être, concernant l'homme dans sa chair, dans son corps propre. Ces interrogations fondamentales sont celles d'un artiste conscient de la nécessité de son art.


L'art n'a rien à voir avec le problème de la production de la valeur ajoutée, dans lequel on a voulu l'enfermer à partir de Duchamp, artiste ironique et logicien génial, dont on peut dire que la machine fut le véritable objet de pensée. Pour lui comme pour Hegel, l'art est d'abord une pensée. Mais alors que Hegel croit que le philosophe est mandé pour dire la vérité de l'art, Duchamp transmet sa philosophie en faisant de l'art. La pratique artistique antécède le commentaire professoral et dépose le philosophe de sa chaire suspendue dans les cieux. Ce qui suppose un engagement absolu de l'artiste dans la matière de son oeuvre.


Ce qu'a voulu faire Duchamp, c'est démonter la machine. Un travail d'ingénieur, comme dit Roger Dadoun (Duchamp, ce mécano qui met à nu). Pour mettre à jour quoi, sinon son moteur qui est pulsionnel. Il ne s'agit pas de se servir de la machine pour produire de nouvelles formes esthétiques. Mais de la démonter pour en montrer le moteur invisible.


Montrer l'invisible, c'est toujours la tâche de l'artiste. Rien à voir avec la soi-disant imitation de la nature. Car l'invisible, cela doit être construit. L'artiste est donc toujours quelque peu un visionnaire. Il est guidé par ses intuitions, qu'il doit apprendre à accueillir, à comprendre, à travailler, pour les manifester dans une forme sensible.


Ce qu'il met au travail par là, c'est ce qui le cause : ce dont il doit ressentir la nécessité. Ce qui ne vient pas de lui, mais d'un autre lieu purement énigmatique. C'est en acceptant de se reconnaître sujet de cette cause motrice inconsciente que l'artiste produit une oeuvre. On peut dire alors qu'il se fait sujet de son désir. Mais le désir n'est qu'un nom donné à la cause qui ne résout pas l'énigme de son essence. On a affaire là à un réel de nature psychique, dont on ne peut pas expliquer l'existence, mais dont on peut seulement reconnaître le fait.


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- Approche rationnelle -


Ce qui est n'a pas d'explication logique : d'où la difficulté de répondre à certaines questions d'enfant. Pourquoi ce qui est est ? Reconnaître la réalité de l'être, c'est cela le premier pas vers la science (Aristote défini le philosophe comme celui qui s'étonne). La vérité de l'homme, c'est qu'il n'en fini pas d'être étonné par la réalité de l'être. Cet étonnement, c'est la preuve, le signe, la manifestation de son intelligence, de son génie. L'homme a été créé pour s'étonner devant l'être. L'être n'est autre que l'objet cause de l'étonnement. C'est aussi ce que je nomme absolu : à la fois mystère et révélation. Présence silencieuse. Présence de l'invisible. Ce que l'art doit manifester. Car l'objet de l'art n'est pas dans la forme produite, mais dans ce qu'elle représente et qui est au-delà.


L'être comme absolu n'est pas représentable : on ne peut qu'en faire signe. C'est donc que le signe manifeste l'être. Il le rend présent à l'intellect en tant que cette chose qui est au-delà de la chose présente. Ce dont il ne peut y avoir que signe.

La psychanalyse lacanienne s'est emparée de ce caractère énigmatique et allusif du signe, pour affirmer que l'objet référent n'existe pas : ne reste que le signe, tel quel, patent. Le signe représentant dès lors la division que le langage introduit dans la réalité humaine et la perte irrémédiable de l'objet absolu. Ainsi le langage est loi de division : ce à quoi le sujet doit se soumettre. Le refus de cette  loi de division étant nommé jouissance et prenant la forme de divers types pathologiques : refoulement (névrose), déni (perversion), forclusion (psychose).

Dans cette théorie, l'absolu c'est la division. Cependant faire valoir que le langage est aussi alliance, est-ce que cela peut être entendu par cette école de pensée plutôt fermée et autoritaire, sinon carrément sectaire ?

Il est particulièrement difficile de travailler sur l'objet absolu. Et à mon avis il conviendrait d'admettre en préalable, qu'à ce sujet il n'y a pas de solution parfaite. Soit de remettre la liberté au goût du jour dans la spéculation scientifique. Maintenant si la question est pour la psychanalyse de défendre la propriété d'un savoir, au nom duquel elle serait autorisée à prendre en charge des patients, je dois dire qu'elle peut très bien se contenter comme d'ailleurs le fait la science, d'un savoir relatif. Ce qui d'ailleurs empêcherait certainement quelques dérives autoritaires et abusives, néfastes à l'image et au crédit de la psychanalyse.

La psychanalyse a fait un hold up sur le savoir : elle l'a confisqué, voire interdit à quiconque ne partageait pas ses dogmes. A mon avis il est plus fructueux d'admettre la réalité de la diversité des approches possibles du réel, et d'abord d'admettre que la connaissance n'est pas purement objective, c'est-à-dire séparable du sujet qui la produit. De sorte que la diversité des sciences de l'objet absolu ressort de la diversité des sujets qui les mènent.

Quand on a affaire à une science objective, on a des critères objectifs pour se critiquer et se corriger les uns les autres. Avec l'objet absolu il en va tout autrement. Ce n'est plus l'objet de la recherche qui est
alors déterminant, mais ses sujets et ils sont toujours pluriels.

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- Détour marxien -


Marx a choisi l'athéisme et le matérialisme contre la religion, pour lui agent de l'aliénation. Mais par là, ce qu'il critiquait, n'était-ce pas la conversion au christianisme protestant de son père, issu d'une famille rabbinique, pour des raisons de basse opportunité matérielle que lui ne pouvait accepter ?

Son matérialisme m'apparaît étrangement idéaliste. Le couple qu'il forme avec Engels, son ange protecteur (engel = ange en allemand), a aussi quelque chose de loufoque. Lui le penseur matérialiste, était complètement incapable de faire face aux aspects matériels de l'existence.

Se libérer du religieux, pour accéder à l'être authentique, supposait donc dans son esprit, la négation de l'aspect matériel de l'existence. Car en effet toute religion a un ancrage dans le réel, politique, social, ou économique. Aussi bien son matérialisme est une protestation quasi mystique contre la religion officielle. De tels mouvements de révolte, plus ou moins "populaires" contre la religion bourgeoise instituée ont toujours existé. Le christianisme lui-même en est un exemple.

Mais le choix de Marx demeure pertinent pour nous. Si la religion n'est que le masque de l'opportunisme, ne faut-il pas en effet en tirer la leçon qui s'impose ? Aucun espoir à attendre de ce côté. C'est l'homme dans sa réalité concrète qui doit se libérer, sans attendre le secours d'un dieu purement conventionnel.

Cependant le messianisme, et le juif par excellence, nous prévient que la religion ne se résume pas à l'autorité sacerdotale corrompue, celle qui défend les nantis et les parvenus.

Dans la théorie de la libération matérialiste, c'est la liberté qui prends la place du principe absolu. Religion laïque si l'on veut, plus précisément, messianisme laïque. Le messianisme étant une catégorie bien précise du religieux.

Je date le commencement de l'ère moderne, de la destruction du temple de Jérusalem par Titus fils de l'empereur Vespasien, en 70 ap. JC. Cette ère ne se clôturera que par la reconstruction dudit temple, ce qui suppose qu'auparavant Israël ait trouvé le chemin de la paix avec les arabes, comme il y a déjà près d'un siècle, Martin Buber l'y invitait.

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- Messianisme -
 

Le matérialisme marxiste qui est en fait une mystique matérialiste, représente le retour dans le réel du messianisme juif refoulé par le père. Marx veut montrer l'insuffisance et le mensonge de toute religion "bourgeoise". Quoi de pire en effet que de devoir apostasier en reniant ce qui de son identité déplait à l'autorité établie, non par crainte de la mort,  mais plus simplement pour pouvoir bénéficier de certains avantages sociaux ? La religion ici achète le droit de jouir des biens matériels, à condition de renoncer à l'identité, autrement dit, à condition de renoncer au salut de l'âme. Est-ce un pacte avec le diable ? Dieu ou l'argent, il faut choisir prévient Jésus le messie. Comment Marx aurait-il pu hériter de quoi que ce soit (âme ou argent) de son père ? Il a donc choisi de se perdre dans la matière.

Un tel mouvement, outre qu'il ressemble à celui de l'incarnation christique, doit aussi être rapproché du mouvement sabbataïste, du nom de Sabbataï Zewi (1626-1676) qui s'était proclamé messie et à ce titre enseignait la fin de tous les interdits de la loi juive. Il fini même par proclamer sainte l'apostasie, ce qui paraît paradoxal, sauf si on croit dur comme fer à l'impossible : on est croyant ou on ne l'est pas ! Les gnostiques chrétiens avaient d'ailleurs des conceptions analogues. Au lieu de chercher la purification, il faut s'enfoncer le  plus possible dans l'immonde et les ténèbres. Pourquoi ? Non par plaisir de la luxure, mais pour accomplir complètement l'oeuvre de salut (tiqqun en hébreu) du monde, sans oublier aucune des parcelles divines qui sont en lui enfouies, dans les régions les plus obscures de l'âme et de la chair.

C'est le salut par la perdition. Mais de cela attention : seul le juste en est capable. Le juste, c'est aussi celui qui est capable d'adresser des reproches à dieu. Et c'est le juste qui sauve l'homme du jugement de dieu, c'est-à-dire de la colère de l'un comme de la crainte de l'autre. Le messianisme est donc à l'intérieur de la religion, une libération de la religion. J'interprète Marx comme un héritier authentique du messianisme.

Cela n'est bon à dire dans aucun des camps retranchés du matérialisme ou de la religion, parce-qu'ils n'ont pas appris à penser le véritable absolu qui est au-delà de leur raison relative.

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- La part du feu -


Les indo-européens primitifs (dont l'existence est autant mythique qu'historique) avaient un culte particulier pour le feu. D'une part il représentait la communauté, assemblée depuis la préhistoire (c'est-à-dire depuis des temps immémoriaux) en cercle autour du foyer qui était le centre cosmique et social. D'autre part il représentait l'absolu, par sa puissance destructrice mais aussi purificatrice. On lui dédiait donc "naturellement" les sacrifices. Réserver une part des biens de la communauté pour le feu, c'était un acte de piété civile avant d'être un acte religieux au sens moderne du mot.

Pourquoi sacrifier une part des biens au feu ? Cela revenait à affirmer l'existence d'un être collectif, incarné par le feu. C'était aussi une façon de renoncer au tout et de n'accorder à chacun que la juste part (relative au tout) lui revenant. Sacrifice nécessaire donc pour signifier le caractère limité des prétentions humaines. Il s'agissait d'éviter la tentation de la démesure (hubris
comme disaient les grecs). Chacun doit demeurer à sa place et y assumer son destin particulier, au nom du tout qui est la seule réalité absolue. Morale stoïcienne.

Par le rite du sacrifice, c'est la société qui devenait présente symboliquement, comme être et principe moral auquel était dû une part des biens matériels. La société étant non seulement l'ensemble des individus vivants, mais aussi l'ensemble des morts, les ancêtres. Car la société était conçue comme un tout transcendant le temps : une essence intemporelle. D'ailleurs dans la pensée primitive (qui demeure comme le substract archétypal de la pensée moderne), il n'y a pas de société, mais simplement un tout cosmique dont la structure est constituée par et dans le sacrifice. Ce tout ne pouvait être représenté que symboliquement, comme ayant droit à une part, à l'occasion du rite du sacrifice solennel qui est essentiellement un rite de distribution des parts.

Ainsi chacun est reconnu socialement, à partir de la part qui lui est dû. Réserver une part pour le tout, c'est symboliquement la détruire par le feu qui en incarne la place. Ainsi ce que le sacrifice fait exister, ce sont des places symboliques, déterminées, fixées par la part dû à chacun (dieux ou hommes, vivants ou morts, essences symboliques ou individus concrets) dans le partage collectif. Ce pourquoi aussi le sacrifice est ordonnancement du monde et rite d'alliance. L'alliance étant signifiée et actualisée par le partage.

Alors ? Alors la spiritualité n'a de réalité, ne s'actualise que dans le lieu social, dans les pratiques quotidiennes. La dévotion et la prière sont stériles si elles n'ont pas de fruit dans la vie même. Ce n'est pas l'au-delà qu'il faut viser, mais l'ici. Parce-qu'il n'y a pas d'au-delà, que l'esprit est présent dans la matière et que les dieux habitent le monde des hommes. Parce que l'absolu doit descendre du ciel où on a voulu l'exiler et demeurer au milieu de nous, là où est sa vraie place.

"Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux." (Matthieu 18/20)
Les pharisiens lui demandèrent : "Quand donc vient le règne de dieu ?" Il leur répondit : "Le règne de dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas : le voici ou le voilà. En effet, le règne de dieu est parmi vous." (Luc 17/20)

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- Puissance -


L'absolu n'est pas qu'un principe abstrait : il est aussi une puissance agissante. Ce dont je témoigne.