Mon destin, mon lot, ma part, c'est le feu : je dois brûler.
Héraclite le savait, prince ayant fait le choix d'une vie
obscure, à l'écart des affaires publiques,
peut-être pour mieux s'approcher de l'Un-logos, peut-être
pour d'autres raisons qui nous échappent.
D'autres princes ont ainsi renoncés à leurs
prérogatives, pour répondre à un appel plus
urgent. L'exemple le plus célèbre est peut-être
celui du Bouddha Gautama.
La question pour Bouddha était celle de la souffrance. La
réponse, c'est à dire la solution trouvée, est le
détachement, l'extinction de la soif de vivre, de la
volonté d'être. Un long et lent travail spirituel à
accomplir, durant non seulement toute une vie, mais toute une
série de vies, jusqu'à ce que la soif d'existence soit
complètement et parfaitement éteinte dans le coeur de
l'être. Alors l'enfer des renaissances successives est aboli et
l'homme est libéré de l'existence.
On peut naïvement penser que le suicide serait ici une solution
plus efficace. Mais le suicide n'éteint pas dans son principe la
soif de vivre. Il n'est qu'un mouvement de désespoir, de
colère : une réaction violente contre l'injustice du
monde. Il n'est pas libération spirituelle : extinction du monde
en soi.
Bouddha n'a pas simplement renoncé au monde : il l'a vaincu.
Héraclite est parfois désigné comme le philosophe
qui pleure. On peut en tous cas qualifier sa doctrine de tragique.
Platon avait été profondément
ébranlé par son enseignement et par chance avait
trouvé en Socrate un Maître capable de le sortir de son
état négatif.
Qu'enseignait Socrate ? Que le but de l'homme n'est pas de concevoir le
Tout et la nature du monde, mais de désirer la vertu, c'est
à dire la forme parfaite, le bien et le beau. Cela
c'étaient des valeurs aristocratiques traditionnelles. Des
valeurs qui faisaient la différence entre les aristos, les
meilleurs, et le vulgaire. Et Socrate enseignait cela aux jeunes gens
de la bonne société qui s'entraînaient et venaint
apprendre au gymnase public d'Athènes. Car il voulait
édifier la jeunesse.
Par ailleurs Socrate s'opposait aux enseignements de l'école
sophistique, pour laquelle l'important était d'apprendre les
techniques de la persuasion rhétorique, assurant la
supériorité dans les disputes et les procés.
L'homme qui se destinait à une carrière publique, devait
savoir discourir, car la parole était alors le grand et le seul
moyen de "communication".
Foin du savoir donc pour les sophistes : la parole est ravalée
au rang d'une technique (dialectique). La raison n'est que celle du plus (b)habile.
Socrate a donc permis à Platon d'envisager l'existence d'un
savoir positif, libéré du tragique
héraclitéen (tout est flux, rien ne demeure, etc...),
comme du relativisme cynique des sophistes.
Mais Héraclite reçu par Platon comme un philosophe
décourageant le désir de savoir, est-il pour autant un
négateur du savoir, un nihiliste ?
Je ne le crois pas. Héraclite pense le monde de façon
dynamique, à partir du mouvement et des contradictions, mais il
ne dit jamais que le savoir est impossible. Simplement il s'oppose
à ceux (Parménide) qui pensent l'être comme chose
fixe et immuable.
Platon a dans une certaine mesure intégré la dialectique
dans sa réflexion, mais c'est pour la ramener à la simple
dimension du dialogue qui permet de cerner à travers un
questionnement serré, l'objet du désir. Et il y a de
toute manière un Maître représentant et garant du
savoir éternel : Socrate. Même si c'est une fiction
philosophique, ce Maître n'en est pas moins essentiel pour fonder
la possibilité du savoir. Platon ne fait là que
témoigner de la dette qu'il a vis à vis du Socrate
réel, condamné à mort par ses concitoyens, alors
qu'il représentait pour Platon la conscience vivante
d'Athénes et le gardien de sagesse.
Chassez le tragique, il revient au galop !
Aristote n'était pas aussi sensible que Platon. Il
n'était pas ébranlé par la fuite incessante des
choses et du temps, l'impermanence du monde. Il n'avait jamais
douté de ses capacités à appréhender
logiquement l'être. Mais les questions morales étaient
loin de faire son obsession. Bref, on peut caractériser Platon
comme un esprit inquiet et délicat et Aristote comme un esprit
tranquille et fort.
Cependant moi, aux esprits tranquilles et forts, j'associe volontiers
la bêtise. Et si Aristote a été capable de fonder
à lui tout seul pratiquement la pensée occidentale,
n'est-ce pas essentiellement parce-qu'il était mû par une
sorte d'aveuglement, privilégiant l'autorité du
Maître sur les questions de l'Esclave ?
En somme, le péché d'Aristote, se serait de s'être
identifié au Maître qui manquait, ce Maître dont
Socrate n'avait fait qu'indiquer la possibilité, non dans
l'ordre du savoir mais dans celui de l'éthique et de
l'éducation, voire de la formation des citoyens.
Aristote fut le précepteur d'Alexandre le grand. Et on peut
penser que la personnalité de ce dernier doit beaucoup au
premier. Aristote n'aurait été capable que de former des
tyrans, non des citoyens. Et par la suite il sera la coqueluche de
l'Eglise, car il confortait son dogmatisme.
Tout chez Aristote est fondé sur l'argument d'autorité.
Qu'on retire cet argument et son système n'est plus qu'illusion
et vanité. Bref, je n'aime pas Aristote !