Le Feu
24/10/2006
Héraclite l'obscur avait une sorte de dévotion pour le
feu. Toute sa vie il a du s'acquitter d'une obsession : assécher
l'être et le dire. Les fragments qui nous sont parvenus
témoignent de ce labeur d'alchimiste.
Zarathustra le supposé fondateur de la religion mazdéenne fut aussi essentiellement un adorateur du feu.
Cela nous renvoie à l'ancienne société
indo-européenne, dont les grecs et les iraniens ne sont que des
rameaux. L'importance de ce culte ignique n'a pas été
suffisamment mise en évidence.
Le feu terrestre, le feu civique, le foyer, est le reflet du feu céleste, métaphysique.
Mais si le feu purifie, à force de séparer, il finit aussi
par détruire. La liance, ce que je nomme la glue, est aussi
nécessaire à l'être. Aussi bien l'idéal de
pureté ne peut être qu'un idéal
d'anéantissement de tout.
Il n'y a pas de principe pur, il n'y a que des mélanges. Quand
le feu a tout embrasé, il faut bien qu'il s'éteigne,
faute de combustible. Brûler peut cependant apparaître
comme une voie de réalisation spirituelle.
Les modernes ont souvent dit que l'Esprit est feu. Mais qu'est-ce que l'Esprit ? La pureté absolue ?
Le foyer civique antique n'est pas une puissance destructrice. Au
contraire, il représente le principe de cohésion sociale.
C'est grâce à la médiation du feu sur lequel on
brûle les offrandes que l'on communique avec l'Esprit.
Mais qu'est-ce que l'Esprit ? C'est le principe de l'être, sa
raison autant que son origine. Son essence métaphysique.
Pourquoi chercher ailleurs que dans l'être présent,
matériel et concret, une essence problématique ? C'est
que l'être présent, matériel et concret est
destiné à périr, si ce n'est à pourrir. Le
feu représente l'essence immaculée de l'être,
au-delà de toute imperfection ou de tout mal.
La souillure on le sait est l'obsession de la plupart des religions.
Mais la pureté absolue est aussi une passion dangereuse quoique
alléchante. Je propose que l'on doit aborder le feu avec respect
et distance. Ce n'est pas une puissance vaine. Elle est terrible. Celui
qui est capable de dépasser sa terreur pourra approcher le feu.
La condition est alors de renoncer à tout. Car le feu
dévore tout et il est insatiable. Pourtant, ce n'est pas un
Maître. Il ne devient un Maître terrible que quand on le
craint, qu'on le fuit ou qu'on le repousse.
Installer le feu en soi, c'est lui donner un lieu. car le feu a besoin
d'un lieu pour exister. Mais être le lieu, le réceptacle
du feu, c'est se vouer corps et âme à sa flamme.
Est-ce une flamme rédemptrice ? C'est ainsi que Zarathustra le
concevait pour sa part. Quand le monde sera entièrement
purifié par le feu, il sera alors regénéré.
Dans les anciens mystères grecs, il est fait allusion aussi
à cette regénération par le feu. Et ne
présentait-on pas au feu du foyer familial les
nouveaux-nés ? Baptème du feu, auquel le christianisme
oppose un baptème de l'eau.
L'enfer n'est pas igné ; il est glacé.
L'eau est plus proche des symboles de fécondité que le
feu. Seth, dieu égyptien de la foudre, du feu et des
déserts brûlants, était aussi un dieu
stérile, dont le frêre ennemi était Osiris, le
principe fécond.
Mais pourquoi opposer les principes ? Et pourquoi chercher un principe pur, absolu, unique ? L'être est un mélange.
Vouloir purifier l'être, ou la race, ou la pensée, c'est
au fond l'appauvrir et le dessécher. Ainsi tout principe est
à la fois bon et mauvais. Et il en est ainsi du feu
également.
Le feu n'est pas bon en soi. Il ne l'est que relativement à ce
qui est désigné comme souillure et pestilence, où
aussi se trouve si on le cherche du bon. Car tout est
mélangé.
Qu'en est-t-il donc du feu civique chez les indo-européens
préhistoriques ? Pourquoi donner au principe de cohésion
sociale la figure du feu ?
Parce-que pour ces gens, le principe de l'être est feu. Tout
être trouve dans le feu son principe. Et c'est d'abord un
principe céleste, ce qui brille et qui éclaire, mais
aussi ce qui meut.
Au ciel sont les étoiles, le soleil. Du ciel descend le feu par
l'éclair. L'éclat de la fureur, l'ardeur triomphante est
feu. L'être sans feu n'est que chair ; matière morte. Il
est un principe inaltérable et qui altère tout. Le feu
est le symbole même de la puissance. Il est puissance. Aussi tout
être, toute vie a son principe dans le feu.
Peut-être au fond notre difficulté à comprendre
cela vient du fait que nous avons perdu l'accès à notre
principe. Nous avons inventé des machines, nous multiplions les
savoirs, les techniques. Mais plus nous produisons des artefacts
extérieurs, moins nous entretenons le principe en nous.
L'énergie est employée pour faire fonctionner les
machines ; c'est là que le feu brûle. Plus il brûle
en-dehors de nous, moins il brûle et purifie à
l'intérieur (et plus il pollue !).
Les peuples simples, les peuples premiers, de par leur
simplicité même ont encore accés au principe. Nous,
nous l'avons oublié, c'est-à-dire trahi.
Y a-t-il encore de nos jours dans nos sociétés, une place
possible pour l'accueil de l'absolu ? Il semble bien loin de nos
églises. Faut-il y mettre le feu, comme fit un des disciples
d'Héraclite pour le temple d'Éphèse ?