Il y a deux sortes de puissance : la temporelle et la spirituelle. Dans
le monde globalisé d'aujourd'hui, se pose la question de
l'invention d'une nouvelle puissance spirituelle, adaptée
aux formes sociales actuelles.
De nombreux théoriciens se sont également
posés la question de la structure de la
société sans état, objet de
désir de la plupart des mouvements
révolutionnaires. Il faut bien un
élément organisateur : je propose donc que ce
soit le pouvoir spirituel.
L'avantage avec le spirituel, c'est qu'il n'est pas temporel (il nous
évite ainsi le danger du totalitarisme et du fascisme
populaire). Mais c'est aussi son inconvénient (c'est un
pouvoir qui risque de se révéler impuissant).
Pour moi cependant l'esprit n'existe pas que comme abstraction pure :
il se matérialise dans l'appareil technologique, les
savoirs, l'organisation sociale, les protocoles, le travail et la
production. Il est présent autant dans la sphère
économique (souvent méprisée
à cause de son aspect "bassement" matériel) que
dans la sphère culturelle au sens restreint (arts,
littératures, sciences).
Il faut commencer par rendre à toutes les sphères
de l'activité humaine une dignité
égale (dans le sens d'une élévation
générale bien sûr). Cela veut dire que
l'activité marchande, matérielle, devra
être spiritualisée. Cela veut dire que le
quotidien sera le lieu d'actualisation de l'esprit dans sa plus haute
acception. Cela veut dire que la sphère profane n'existera
plus.
Voilà le sens de la vraie révolution qui doit
venir. Il faut en poser la structure conceptuelle dès
à présent et c'est ce que je
fais ici.
***
La lutte politique doit être conçue plus comme un
travail
que comme une guerre. Cela convient mieux à nos
âmes
pacifiques : le temps des guerriers est dépassé.
Et cela
devrait nous préserver de la séduction des
discours
fascisants.
Marx pensait que la révolution serait conduite par les
travailleurs, les prolétaires, opposés en tant
que classe
à la classe capitaliste ou bourgeoise. Je dois d'abord dire
que
l'esprit révolutionnaire n'a rien à voir avec une
appartenance sociale ou biologique quelconque et ce ne sont pas des
forces abstraites (prolétariat/capital) qui s'affrontent,
mais
des hommes et des femmes concrets, conduits par leur esprit, non par
une mécanique historique (et métaphysique)
imparable.
L'histoire n'a aucun sens indépendamment de l'homme, des
sujets
qui la font. Tout homme est un travailleur social et un acteur de
l'histoire. La révolution si elle est faite, sera conduite
par
des hommes qui en incarneront l'esprit dans leur chair,
indépendamment de leur appartenance sociale objective.
La différence ne sera plus donc entre telle ou telle
position
socio-économique objective, mais entre les sujets porteurs
du
projet révolution et les autres, entre le travailleur social
et
le travailleur tout court.
Le capitalisme dans ce nouveau contexte se défini comme
oubli de
l'essence spirituelle du capital. L'autonomie économique est
un
leurre, si elle n'est pas basée sur l'autonomie subjective,
c'est-à-dire l'autonomie de l'esprit. Pour moi, j'essaye de
marcher sur la tête pour démontrer que c'est bien
à
partir de la conscience que l'homme se pose dans le réel. La
vie
ne prendra un sens qu'à ce prix.
La solidarité n'est pas suffisante. L'homme n'est pas
fondé dans et par le lien social. Mais dans et par la
conscience
de l'absolu.
Vérité ou liberté, il faut choisir. Il
faut oser
exister : il faut oser manifester la dimension de l'absolu qui est dans
l'être.
Cela n'est pas la voie du consensus, mais bien plutôt celle
de
l'arrachement au consensus. Il faut retrouver le sens tragique de la
vie. Le bonheur n'est pas notre perspective.
Le travailleur social sera comparable à l'horrible
travailleur
de Rimbaud : il sera témoin de l'absolu auprès de
ses
frères en humanité. Et il souffrira.
***
Un autre problème (théorique et
pratique) est de savoir si l'organisation révolutionnaire
devra
être transnationale, globale, à l'image du
marché
généré par le capital, ou si elle
devra être
nationale. L'état nation peut en effet être
considéré comme le lieu de résistance
de la
nation, du peuple, à la globalisation capitaliste
déterritorialisante et destructrice du lien social ou
politique.
Selon notre perspective, nous choisissons le pouvoir spirituel contre
le temporel et donc nous pensons que l'État n'est plus le
cadre,
le lieu d'expression et d'actualisation du projet politique
révolutionnaire.
L'histoire des deux derniers siècles montre que le culte de
l'État a mené les nations constituées
dans son
cadre, en Europe ou ailleurs, à l'état de guerre
généralisé, ce dont on ne sort que par
l'empire
(libéral ou communiste). C'est que l'État est
fondé sur
le principe de la volonté de puissance, principe dont
l'impérialisme est l'aboutissement nécessaire.
La guerre froide entre les blocs de l'est et de l'ouest doit elle
même être interprétée comme
une guerre impérialiste. Que l'empire libéral
l'est emporté sur l'empire communiste n'est au fond que
secondaire et sans grande importance. La vraie guerre commence
maintenant : c'est la guerre contre l'empire en tant que forme absolue
de l'aliénation.
Le projet révolutionnaire ne peut s'inscrire dans le cadre
étatique, en tant qu'il est fondamentalement
anti-impérialiste. Il aura donc la même structure
transnationale et déterritorialisée que le
marché
capitaliste : c'est-à-dire qu'il en
révélera la
dimension spirituelle refoulée. Le projet
révolutionnaire
est la vérité inconsciente du capital. Il est son
symptôme.
Déjà Marx disait que c'était le
capital, avec son
système de production et d'exploitation
rationalisé, qui
avait créé les conditions d'émergence
du
prolétariat ouvrier, seul apte à conduire la
révolution communiste vers la victoire finale. Le capital
dans
cette perspective hégélienne est l'agent
inconscient de
l'histoire qui marche inexorablement, comme chacun sait, vers un avenir
radieux.
Le prolétaire est dépossédé
de tout :
nation, famille, histoire... idéal. Il n'a plus que sa force
de
travail à vendre. C'est le moment de l'aliénation
absolue
qui prépare celui de la libération absolue.
Je ne crois pas vraiment à cette fresque
hégélienne, trop naïve et
édifiante à
mon goût. Mais je retiens l'idée que le capital
est un
moteur positif de l'histoire. Ses effets de
déterritorialisation
ne sont négatifs que pour les réactionnaires...
et les
propriétaires !
Ce qu'il faut donc je le répète (il s'agit de
briser les
vieilles habitudes de penser), c'est rendre consciente et actuelle la
dimension spirituelle du capitalisme. Certains pourraient y voir le
comble de l'aliénation. Je ne veux pas promouvoir une sorte
de
culte du capital, mais replacer le réel dans son vrai sens :
sur
la tête. Le mot révolution ne signifie pas autre
chose.
Le capital est une réalité spirituelle avant
d'être
une réalité matérielle. Il est une
accumulation de
crasses, de déchets, qui normalement devraient
être
sacrifiés, évacués,
brûlés,
exactement comme on brûle les ordures. Or dans le
système
capitaliste, cette ordure est patiemment et savamment
accumulée,
récupérée par les capitalistes qui la
réinjectent sous cette forme compressée dans le
circuit
économique, de façon à en accumuler
encore
davantage. Le capital produit du capital ; l'accumulation produit de
l'accumulation ; la masse attire la masse. C'est l'effet boule de neige
!
Le capitalisme, c'est l'idolâtrie de l'ordure
compressée.
Le but est de sortir de ce système idolâtre. La
tactique,
c'est d'en révéler la dimension spirituelle, en
prenant
conscience que le travail est ce qui produit du capital,
c'est-à-dire du déchet, parce qu'il est un
processus de
purification et d'extraction de la crasse. Le travail ne sert
qu'à libérer le travailleur de sa crasse : il le
purifie.
Cependant cette crasse, cette sueur accumulée, c'est de
l'or.
Quelle est la destination de l'or ? Certes pas la consommation ! L'or
de tous temps à représenté un
élément sacré. Objet de parure ou de
sacrifice,
utilisé pour des échanges rituels et purement
symboliques
(c'est-à-dire non marchands), l'or est la chair des dieux.
Ce n'est donc pas une valeur d'usage : l'or
ne se mange pas. Il
résiste précisément à
l'usage. Il est une valeur symbolique : il représente
l'inaliénable, l'absolu, l'incorruptible.
Faire la révolution, c'est ressusciter la dimension
spirituelle du capital, de l'or, de l'objet agalmique. C'est interdire
sa pure fonction utilitaire et finalement faire du travail un rituel
de purification
sacré absolument gratuit et libéré de
toute volonté de profit.
Résumons notre tactique : changer le sens pour changer le
monde.
***
La question de la prise du pouvoir est aussi essentielle. Il ne s'agit
pas de prendre le pouvoir (pour quoi faire ?), mais de rendre
l'être manifeste, de le sortir de l'ombre, du lieu du
refoulement et de l'aliénation. Il s'agit de reconduire
l'être sur la scène du monde : dans le lieu
d'où il a été chassé par
l'illusion. Laisser la place de l'être à
l'illusion est au fond une solution confortable et tranquillisante.
Mais reprendre sa place légitime est une exigence
éthique incontournable : on ne peut vivre
éternellement endormi, dans le retrait et l'abri de l'ombre.
Il faut passer de l'ombre à la lumière. Il ne
s'agit pas donc de prendre le pouvoir, mais simplement de rendre
l'être manifeste. Cela demande du courage et de
l'abnégation. L'être n'est pas Je. Je n'est que le
lieu où il peut être accueilli et
manifesté, au prix d'un long travail
d'éclaircissement, de mise au jour. Pour cela il faut que le
moi du sujet de ce processus de manifestation de l'être soit
mis en retrait. Prendre le pouvoir alors coïncide à
la manifestation de l'être.
Concrètement, on peut prendre l'exemple de la parole (ou de
l'écriture) qui impose la mise à distance du moi,
comme l'enseigne la psychanalyse. L'illusion moïque est
l'ennemi de l'être. Ainsi dans la lutte
révolutionnaire, l'anonymat doit être de
règle, pour éviter d'entrer dans le
piège du spectacle et de la représentation. Ce
n'est qu'en prenant un masque que je peux entrer sur scène,
où alors le je-moi n'existe qu'en tant qu'absent du lieu. On
peut prendre ici pour modèle la lutte des
néozapatistes du Chiapas.
Dans le taoïsme chinois, il y a quelque chose d'analogue.
C'est par le non-agir et non par la volonté d'imposer un
ordre violent au réel, que l'être vient
naturellement à la manifestation. Il faut laisser le souffle
guider le geste en lui opposant un minimum de résistance. La
voie de la violence est la voie de l'erreur. Plus je cherche
à avoir du pouvoir et plus je génère
du désordre. Mais c'est aussi par le non-agir que je vaincs
le maître et son discours. Le non-agir devient alors une arme
redoutable au service de l'émancipation collective. C'est
par essence l'arme des pauvres. Dans l'impuissance même, se
trouve le secret de la puissance.
Non-agir ne signifie pas ne rien faire, mais laisser l'être
venir à l'être, sans lui opposer de
résistance. Ce qui suppose une attitude de confiance
optimiste envers le monde et son devenir et interdit le repli sectaire
ou le terrorisme fanatique. Cette attitude positive je la nomme
alliance. Elle est au coeur même de mon éthique.
Dans l'alliance, il s'agit d'accepter le monde jusque dans sa dimension
tragique. L'humour, non le désespoir, est la
réponse adéquate au réel. Voie du
détachement pathologique qui donne assez de marge, d'espace,
pour relancer le désir et l'action. Car c'est dans la
vanité du monde, que j'apprends à me
guérir de ma propre vanité.
Libéré de mes entraves égocentriques,
je peux plus facilement atteindre le but (relire la Bhagavad Gita).
***
Je n'annonce pas le triomphe de l'Homme, mais l'entrée dans
l'ère du post-humain. Foin du discours
écologiste, du retour à l'harmonie illusoire avec
la nature. Déchirement et conscience tragique,
voilà mes seules promesses. Ce n'est pas
contre-révolutionnaire : c'est la voie de la
révolution authentique, celle qui jettera à bas
l'illusion pour oser mettre l'être à sa place. Les
adorateurs de l'idole sont prévenus : la guerre est
déclarée.