Il est possible de penser Antiquitées

Révolution



Il y a deux sortes de puissance : la temporelle et la spirituelle. Dans le monde globalisé d'aujourd'hui, se pose la question de l'invention d'une nouvelle puissance spirituelle, adaptée aux formes sociales actuelles.

De nombreux théoriciens se sont également posés la question de la structure de la société sans état, objet de désir de la plupart des mouvements révolutionnaires. Il faut bien un élément organisateur : je propose donc que ce soit le pouvoir spirituel.

L'avantage avec le spirituel, c'est qu'il n'est pas temporel (il nous évite ainsi le danger du totalitarisme et du fascisme populaire). Mais c'est aussi son inconvénient (c'est un pouvoir qui risque de se révéler impuissant).

Pour moi cependant l'esprit n'existe pas que comme abstraction pure : il se matérialise dans l'appareil technologique, les savoirs, l'organisation sociale, les protocoles, le travail et la production. Il est présent autant dans la sphère économique (souvent méprisée à cause de son aspect "bassement" matériel) que dans la sphère culturelle au sens restreint (arts, littératures, sciences).

Il faut commencer par rendre à toutes les sphères de l'activité humaine une dignité égale (dans le sens d'une élévation générale bien sûr). Cela veut dire que l'activité marchande, matérielle, devra être spiritualisée. Cela veut dire que le quotidien sera le lieu d'actualisation de l'esprit dans sa plus haute acception. Cela veut dire que la sphère profane n'existera plus.

Voilà le sens de la vraie révolution qui doit venir. Il faut en poser la structure conceptuelle dès à présent et c'est ce que je fais ici.

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La lutte politique doit être conçue plus comme un travail que comme une guerre. Cela convient mieux à nos âmes pacifiques : le temps des guerriers est dépassé. Et cela devrait nous préserver de la séduction des discours fascisants.

Marx pensait que la révolution serait conduite par les travailleurs, les prolétaires, opposés en tant que classe à la classe capitaliste ou bourgeoise. Je dois d'abord dire que l'esprit révolutionnaire n'a rien à voir avec une appartenance sociale ou biologique quelconque et ce ne sont pas des forces abstraites (prolétariat/capital) qui s'affrontent, mais des hommes et des femmes concrets, conduits par leur esprit, non par une mécanique historique (et métaphysique) imparable.

L'histoire n'a aucun sens indépendamment de l'homme, des sujets qui la font. Tout homme est un travailleur social et un acteur de l'histoire. La révolution si elle est faite, sera conduite par des hommes qui en incarneront l'esprit dans leur chair, indépendamment de leur appartenance sociale objective.

La différence ne sera plus donc entre telle ou telle position socio-économique objective, mais entre les sujets porteurs du projet révolution et les autres, entre le travailleur social et le travailleur tout court.

Le capitalisme dans ce nouveau contexte se défini comme oubli de l'essence spirituelle du capital. L'autonomie économique est un leurre, si elle n'est pas basée sur l'autonomie subjective, c'est-à-dire l'autonomie de l'esprit. Pour moi, j'essaye de marcher sur la tête pour démontrer que c'est bien à partir de la conscience que l'homme se pose dans le réel. La vie ne prendra un sens qu'à ce prix.

La solidarité n'est pas suffisante. L'homme n'est pas fondé dans et par le lien social. Mais dans et par la conscience de l'absolu.

Vérité ou liberté, il faut choisir. Il faut oser exister : il faut oser manifester la dimension de l'absolu qui est dans l'être.

Cela n'est pas la voie du consensus, mais bien plutôt celle de l'arrachement au consensus. Il faut retrouver le sens tragique de la vie. Le bonheur n'est pas notre perspective.

Le travailleur social sera comparable à l'horrible travailleur de Rimbaud : il sera témoin de l'absolu auprès de ses frères en humanité. Et il souffrira.

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Un autre problème (théorique et pratique) est de savoir si l'organisation révolutionnaire devra être transnationale, globale, à l'image du marché généré par le capital, ou si elle devra être nationale. L'état nation peut en effet être considéré comme le lieu de résistance de la nation, du peuple, à la globalisation capitaliste déterritorialisante et destructrice du lien social ou politique.

Selon notre perspective, nous choisissons le pouvoir spirituel contre le temporel et donc nous pensons que l'État n'est plus le cadre, le lieu d'expression et d'actualisation du projet politique révolutionnaire.

L'histoire des deux derniers siècles montre que le culte de l'État a mené les nations constituées dans son cadre, en Europe ou ailleurs, à l'état de guerre généralisé, ce dont on ne sort que par l'empire (libéral ou communiste). C'est que l'État est fondé sur le principe de la volonté de puissance, principe dont l'impérialisme est l'aboutissement nécessaire.

La guerre froide entre les blocs de l'est et de l'ouest doit elle même être interprétée comme une guerre impérialiste. Que l'empire libéral l'est emporté sur l'empire communiste n'est au fond que secondaire et sans grande importance. La vraie guerre commence maintenant : c'est la guerre contre l'empire en tant que forme absolue de l'aliénation.

Le projet révolutionnaire ne peut s'inscrire dans le cadre étatique, en tant qu'il est fondamentalement anti-impérialiste. Il aura donc la même structure transnationale et déterritorialisée que le marché capitaliste : c'est-à-dire qu'il en révélera la dimension spirituelle refoulée. Le projet révolutionnaire est la vérité inconsciente du capital. Il est son symptôme.

Déjà Marx disait que c'était le capital, avec son système de production et d'exploitation rationalisé, qui avait créé les conditions d'émergence du prolétariat ouvrier, seul apte à conduire la révolution communiste vers la victoire finale. Le capital dans cette perspective hégélienne est l'agent inconscient de l'histoire qui marche inexorablement, comme chacun sait, vers un avenir radieux.

Le prolétaire est dépossédé de tout : nation, famille, histoire... idéal. Il n'a plus que sa force de travail à vendre. C'est le moment de l'aliénation absolue qui prépare celui de la libération absolue.

Je ne crois pas vraiment à cette fresque hégélienne, trop naïve et édifiante à mon goût. Mais je retiens l'idée que le capital est un moteur positif de l'histoire. Ses effets de déterritorialisation ne sont négatifs que pour les réactionnaires... et les propriétaires !

Ce qu'il faut donc je le répète (il s'agit de briser les vieilles habitudes de penser), c'est rendre consciente et actuelle la dimension spirituelle du capitalisme. Certains pourraient y voir le comble de l'aliénation. Je ne veux pas promouvoir une sorte de culte du capital, mais replacer le réel dans son vrai sens : sur la tête. Le mot révolution ne signifie pas autre chose.

Le capital est une réalité spirituelle avant d'être une réalité matérielle. Il est une accumulation de crasses, de déchets, qui normalement devraient être sacrifiés, évacués, brûlés, exactement comme on brûle les ordures. Or dans le système capitaliste, cette ordure est patiemment et savamment accumulée, récupérée par les capitalistes qui la réinjectent sous cette forme compressée dans le circuit économique, de façon à en accumuler encore davantage. Le capital produit du capital ; l'accumulation produit de l'accumulation ; la masse attire la masse. C'est l'effet boule de neige !

Le capitalisme, c'est l'idolâtrie de l'ordure compressée. Le but est de sortir de ce système idolâtre. La tactique, c'est d'en révéler la dimension spirituelle, en prenant conscience que le travail est ce qui produit du capital, c'est-à-dire du déchet, parce qu'il est un processus de purification et d'extraction de la crasse. Le travail ne sert qu'à libérer le travailleur de sa crasse : il le purifie. Cependant cette crasse, cette sueur accumulée, c'est de l'or. Quelle est la destination de l'or ? Certes pas la consommation ! L'or de tous temps à représenté un élément sacré. Objet de parure ou de sacrifice, utilisé pour des échanges rituels et purement symboliques (c'est-à-dire non marchands), l'or est la chair des dieux. Ce n'est donc pas une valeur d'usage : l'or ne se mange pas. Il résiste précisément à l'usage. Il est une valeur symbolique : il représente l'inaliénable, l'absolu, l'incorruptible.

Faire la révolution, c'est ressusciter la dimension spirituelle du capital, de l'or, de l'objet agalmique. C'est interdire sa pure fonction utilitaire et finalement faire du travail un rituel de purification sacré absolument gratuit et libéré de toute volonté de profit.

Résumons notre tactique : changer le sens pour changer le monde.

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La question de la prise du pouvoir est aussi essentielle. Il ne s'agit pas de prendre le pouvoir (pour quoi faire ?), mais de rendre l'être manifeste, de le sortir de l'ombre, du lieu du refoulement et de l'aliénation. Il s'agit de reconduire l'être sur la scène du monde : dans le lieu d'où il a été chassé par l'illusion. Laisser la place de l'être à l'illusion est au fond une solution confortable et tranquillisante. Mais reprendre sa place légitime est une exigence éthique incontournable : on ne peut vivre éternellement endormi, dans le retrait et l'abri de l'ombre.

Il faut passer de l'ombre à la lumière. Il ne s'agit pas donc de prendre le pouvoir, mais simplement de rendre l'être manifeste. Cela demande du courage et de l'abnégation. L'être n'est pas Je. Je n'est que le lieu où il peut être accueilli et manifesté, au prix d'un long travail d'éclaircissement, de mise au jour. Pour cela il faut que le moi du sujet de ce processus de manifestation de l'être soit mis en retrait. Prendre le pouvoir alors coïncide à la manifestation de l'être.

Concrètement, on peut prendre l'exemple de la parole (ou de l'écriture) qui impose la mise à distance du moi, comme l'enseigne la psychanalyse. L'illusion moïque est l'ennemi de l'être. Ainsi dans la lutte révolutionnaire, l'anonymat doit être de règle, pour éviter d'entrer dans le piège du spectacle et de la représentation. Ce n'est qu'en prenant un masque que je peux entrer sur scène, où alors le je-moi n'existe qu'en tant qu'absent du lieu. On peut prendre ici pour modèle la lutte des néozapatistes du Chiapas.

Dans le taoïsme chinois, il y a quelque chose d'analogue. C'est par le non-agir et non par la volonté d'imposer un ordre violent au réel, que l'être vient naturellement à la manifestation. Il faut laisser le souffle guider le geste en lui opposant un minimum de résistance. La voie de la violence est la voie de l'erreur. Plus je cherche à avoir du pouvoir et plus je génère du désordre. Mais c'est aussi par le non-agir que je vaincs le maître et son discours. Le non-agir devient alors une arme redoutable au service de l'émancipation collective. C'est par essence l'arme des pauvres. Dans l'impuissance même, se trouve le secret de la puissance.

Non-agir ne signifie pas ne rien faire, mais laisser l'être venir à l'être, sans lui opposer de résistance. Ce qui suppose une attitude de confiance optimiste envers le monde et son devenir et interdit le repli sectaire ou le terrorisme fanatique. Cette attitude positive je la nomme alliance. Elle est au coeur même de mon éthique.

Dans l'alliance, il s'agit d'accepter le monde jusque dans sa dimension tragique. L'humour, non le désespoir, est la réponse adéquate au réel. Voie du détachement pathologique qui donne assez de marge, d'espace, pour relancer le désir et l'action. Car c'est dans la vanité du monde, que j'apprends à me guérir de ma propre vanité. Libéré de mes entraves égocentriques, je peux plus facilement atteindre le but (relire la Bhagavad Gita).

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Je n'annonce pas le triomphe de l'Homme, mais l'entrée dans l'ère du post-humain. Foin du discours écologiste, du retour à l'harmonie illusoire avec la nature. Déchirement et conscience tragique, voilà mes seules promesses. Ce n'est pas contre-révolutionnaire : c'est la voie de la révolution authentique, celle qui jettera à bas l'illusion pour oser mettre l'être à sa place. Les adorateurs de l'idole sont prévenus : la guerre est déclarée.