Antiquitées

ZARATHUSTRA

26/09/2006


Traduction des Gâthâs (avec quelques modifications personnelles) :
Jacques Duchesne-Guillemin : Zoroastre, étude critique avec une traduction commentée des Gâthâs - Éditions G.P. Maisonneuve et Laroze - Paris - 1948.




I



Z pour autant qu'il ait vraiment existé, me semble très proche de la culture des Vedas indiens. Il inaugurerait une Théologie de la Lumière propre à l'Iran Mazdéiste, dont il ne serait qu'un interprète particulier, dans un contexte et un temps donné, le mazdéisme ayant pu par ailleurs prendre d'autres accents, comme dans toutes les religions.

Je le situerai dans la région d'Hérat en Afghanistan, dans un temps au moins contemporain sinon antécédant à celui des Achéménides, dont les documents attestent du culte royal d'Ahura Mazda. Le nom de Zoroastre figure lui dans des textes Grecs, notamment chez Platon qui l'associe à la science des mages (Alcibiade 122a). Il faut avouer cependant que l'on est ici assez démuni pour pouvoir préciser plus. Il parait par exemple difficile de suivre Aristote qui le situerait 6000 ans avant Platon ! C'est pourtant une tradition bien établie (Pline - Histoire Naturelle - Livre XXX - 3).

Z aurait tenté d'introduire le culte mazdéen auprès de populations de culture indienne et son influence se serait ensuite étendue en Sogdiane, dans le Khorassan, dans le Sistan et de là dans toute la zone iranophone.
On notera que les Mages de Médie, étaient aussi mazdéens, ce qui n'implique pas que Zoroastre ait été Mage ou même, comme je l'ai laissé entendre précédemment, qu'il est fondé le mazdéisme. La religion de Zarathustra est une religion de pasteurs-éleveurs plus sédentaires que nomades. Comme chez les Massaïs du Kenya ou les Peuls du Soudan subsaharien, le Créateur a façonné conjointement l'homme et son troupeau, puisque la fonction du mythe est de rendre compte de l'ordre des choses actuels, de le fonder en raison, logiquement (par la parole qui est à la fois un art, un mystère et un sacrifice).

Yasna 47 (3) - L'Esprit Saint :

"C'est toi qui est le père saint de cet Esprit,
lequel, ô Sage,
a créé pour nous le boeuf,
source de prospérité,
et a créé, en nous donnant la paix,
pour l'élevage de ce boeuf,
la Dévotion,
si elle consulte la Bonne Pensée."



Yasna 29 (7) - L'Âme du Boeuf :

"La règle de l'aspersion de purin,
pour le bien-être du boeuf
et le lait pour celui des hommes affamés,
voilà ce que le Seigneur Sage*, le saint,
a façonné par son décret,
en accord avec la justice."

*Ahura Mazda


Le problème est qu'un tel contexte économico-culturel n'est rattachable à aucune société historique connue du domaine iranien. Cela plaide d'ailleurs pour la grande antiquité des textes des Gâthâs zoroastriennes.

Ce qui est certain, c'est que Zarathustra voisinait avec des gens de culture indienne, des védistes. Ses attaques contre les Daewas, plusieurs allusions aux rites sacrificiels védistes, le nom même d'Ahura Mazda, la langue enfin, tout nous porte à penser que le zoroastrisme a été un rameau spécifique d'une culture globale dont une autre branche a été le védisme indien. Sans doute en Iran oriental s'est-il heurté à un clergé védique - dont il reprends d'ailleurs dans ses prières plusieurs expressions typiques -, soucieux de ses prérogatives et peu enclin à se laisser déposséder de ses traditions. Z serait ainsi un homme des marges, des transitions, en butte à des conflits et des contradictions intérieures autant qu'extérieures.

*


Ce qu'il annoncerait essentiellement, c'est le passage d'une religion traditionnelle - le Védisme - centrée sur le sacrifice, à une religion monarchique centrée sur le culte du Souverain et de l'Empire. On peut le voir par exemple dans la Yasna 29 - Âme du boeuf - où cet animal qui a pris la parole se plaint d'être laissé à l'abandon, à la merci des méchants et réclame auprès des Saints Esprits Bienfaisants un protecteur, un directeur, un guide :

"L'âme du boeuf s'est plainte auprès de vous :
Pour qui m'avez-vous créée ?
Qui m'a façonnée ?
La fureur, la violence,
la cruauté et la tyrannie m'oppriment.
Je n'ai d'autre patron que vous,
procurez-moi donc de bons pâturages."



Les divinités n'ont malheureusement que Z à lui proposer, un prêtre ou plutôt un chantre (Zaotar) et non un puissant guerrier. Ainsi Z reconnait qu'il n'a comme arme que la parole et la vérité, ou la sagesse dont il se croit le dépositaire :

"Et alors l'âme du boeuf gémit :
Dire que je dois me contenter, pour tuteur,
du verbe impuissant d'un homme rabougrit,
moi qui désire un homme fort !
Existera-t-il jamais,
celui qui le soutiendra de ses mains ?"



Le boeuf par la bouche du prophète, exprime ici de façon déguisée et élégante les sentiments du peuple-bétail qui réclame une main puissante pour le sortir de l'embarras et des tribulations.

On sait par ailleurs la violence des discours de Z qui appelle souvent à une sorte de guerre sainte contre les "infidèles", les tenants des Daewas qui à ses yeux ont pris le parti des ténèbres contre la Lumière du Seigneur Sage (Ahura Mazda). Mais il faudrait aussi considérer la teneur intrinsèque du message zoroastrien, abstraction faite de ses rapports conflictuels ou bienveillants avec son entourage.

*


Sortons donc du fameux "contexte historique" et centrons nous sur l'âme de l'homme et ses intentions. Z affirme avoir bénéficié d'une entrevue personnelle avec Ahura Mazda, dont il aurait ainsi reçu l'éclaircissement, l'enseignement, la sagesse - puisque le Seigneur Sage comme son nom l'indique est Seigneur de Sagesse.

Yasna 43 (11,12) - Entretiens avec le Seigneur :

"Le saint,
j'ai su que c'était toi,
ô Seigneur Sage,
quand il s'approcha de moi
en tant que Bonne Pensée,
dés la première fois
que je fus instruit en vos paroles.
Il me causera de la soufffrance chez les hommes,
mon zèle à pratiquer
ce que vous m'avez dit être le souverain bien.

-

Et à pratiquer ce que tu m'as dit :
"Viens apprendre la justice !"
Tu n'auras pourtant pas en vain commandé ceci :
"Mets-toi en marche
avant que n'arrive mon jugement,
suivi du destin aux larges richesses,
qui répartira entre les deux camps,
comme lots, le salut ou la perte."



Ainsi Z est devenu en quelque sorte instructeur des hommes au nom du Seigneur Sage, père et garant de tout savoir, de toute sagesse. On voit par là quelle importance pouvait avoir pour l'homme et sa culture contemporaine, l'idéal du savoir, promis d'ailleurs à un bel avenir (on peut citer le gnosticisme helléne).

Si la sagesse est importante, c'est parce qu'elle est indissociable de la vérité et de la mise en accord de l'homme intérieur avec l'ordre cosmique extérieur. C'est ainsi qu'il faut comprendre le mot sagesse et l'on comprend alors que l'on puisse en faire une religion. La religion pour Z consiste non dans la pratique du sacrifice, mais dans l'observance de la vérité, dans l'accord avec le principe d'ordonnancement universel (l'Un, le Purusha, l'Homme matriciel, l'Adam gnostique). Il est vrai que selon l'ancienne conception, le sacrifice est aussi ordonnancement et c'est pourquoi les védistes lui ont accordé tant d'importance. Il y a donc avec Z un déplacement du concept d'ordre qui était immanent au sacrifice et qui s'intériorise, devient abstrait, délié de la scène originaire du meurtre sacrificiel. Dans certains passages des Gâthâs, il y a comme une aversion physique envers les rituels sacrificiels, un dégoût, une nausée. Et il ne s'agit pas uniquement des pratiques sanglantes, de la mise à mort du Bétail (ce par quoi sans doute il faut traduire le mot "boeuf"), mais aussi du sacrifice du Haoma, qualifié d'ordure et enfin de toute la scène sacrificielle prise en bloc comme objet d'horreur. Peut-être Z veut-il par là seulement dénigrer l'art et le savoir religieux des prêtres qui ont enflammés son courroux. Peut-être aussi avoue-t-il ici un état d'esprit extatique particulier qui me parait proche de celui des orphiques Grecs, également grands contempteurs de sacrifices.

Z influencé par l'Orphisme ? Ou l'inverse ? Pourquoi pas, dans un même temps, un même état historique de civilisation, les idées et les hommes se ressemblent, se mélangent. Même s'il n'y a pas eu de lien direct entre ces mouvements, il y a évidemment convergence. La civilisation de la Grèce orphique n'est pas si éloignée de celle de l'Iran zoroastrien.

On nous dira que les orphiques n'ont jamais tenu de discours violents et guerriers comme en tient Z. C'est oublier les tribulations de la secte pythagoricienne, un mouvement orphique parmis d'autres, ayant tenté une prise de pouvoir politique et donc forcément non exempt de violence, au contraire. Tous les sectaires et les idéalistes du monde sont des gens très violents, même quand ils prennent le masque du pacifisme. Mais les orphiques eux ne se sont jamais souciés de le prendre.

Dans leur théologie que l'on peut qualifier d'hermétique, c'est-à-dire secrète et transmise par voie d'initiation, le sacrifice est dénoncé, parce-qu'il répète le meurtre originaire du dieu dont ils sont les fidèles. Ils ne condamnent pas tout acte de violence, mais seulement celui qui a eu pour proie leur Idole sacrée. Ce dieu sacrifié est d'ailleurs consubstantiel à l'être, c'est-à-dire au cosmos, d'où le respect dù à chaque être vivant. Il est l'Un qui est dans Tout, comme le chevreau dans le lait. S'il est blanc comme le lait, c'est parce-qu'il est aussi Lumière et étant Lumière, il est aussi Vie et donc Puissance d'éternité. Il est ce qui maintient le cosmos en vie - d'où d'ailleurs la nécessité de la répétition rituelle de Son sacrifice.

Une telle théologie du sacrifice est proprement universelle. On la rencontre justement en Iran dans le mythe de Mithra sacrificateur du taureau dont la création tire son énergie, on dirait son âme, ou son souffle de vie, en lien avec le Sang sacrificiel régénérateur et purificateur. Encore une fois pour cette antique religion, pas de vie sans sacrifice. Cette conception est aussi ancienne que le monde (humain).

Les orphiques ont peut-être simplement remplacé le sang par le lait. Leurs sacrifices en tous cas, pour autant qu'ils en aient eu, n'étaient pas sanglants. Maintenant, si on cherche dans la religion un objet de dégoût (ou de tabou), il est évident que l'on tombera inévitablement sur le sang. Autant il peut être vénéré comme principe de vie, régénérateur et purificateur, autant il peut être considéré comme la pire des ordures. Où l'on voit peut-être s'écrire l'équation sang=haoma. Il est de l'ordre de la structure symbolique de nous conduire ainsi au bout de l'analyse d'un terme, à son renversement dans une valeur contraire ou opposée à celle qu'il avait au départ (cf. Levi-Strauss). Et il est aussi de cet ordre de produire dans toute société "globale" des divisions et des oppositions, de la complexité si l'on veut, selon que les acteurs choisissent tel ou tel sens (le Bon ou le Mauvais, le Bien ou le Mal).

Dans le même plan d'idée, on peut faire référence à l'opposition entre Ah(s)uras et Daewas. Les uns étant révérés comme dieux bons et les autres comme démons, mais de façon inversée en Iran et aux Indes. Certains exégètes ont avancés que la source de cette opposition pourrait être strictement structurale, linguistique et non historique, c'est à dire surtout non zoroastrienne. Mais c'est oublier que la structure (si structure il y a) est matrice de l'histoire, sinon elle s'évapore dans l'abstraction, sans lien avec notre monde matériel. Autrement dit, la structure n'existe que pour autant qu'elle s'incarne. Et - faut-il tout dire ? - elle s'incarne en vérité en chacun de nous.

*


Voilà ce que je cherchais depuis le commencement : le savoir absolu ! Nous sommes tous dans l'Un, dans la Structure Universelle. Nous baignons dedans comme le chevreau dans le lait et l'Internet n'est qu'une de ses émanations, une de ses incarnations matérielles, ou plutôt technologique. Mais qui a été sacrifié ? Et qui est l'instrument du sacrifice ?

Peut-être après tout avons-nous dépassé l'âge du sacrifice. Non pas comme preuve de la violence consubstantielle à la société, toute société tirant sa cohérence interne du sacrifice qui désigne une victime et déplace la violence à l'extérieur, sur un objet de haine bien défini (thèse de René Girard), mais comme source et matrice de l'ordonnancement du monde. En fait, nous n'avons plus besoin de cette explication fondatrice pour penser la structure : nous n'avons plus besoin d'un fondement rationnel même : la structure est en nous et agit à travers nous ! Elle se soutient toute seule, sans fondement.

Le sacrifice était un moyen dans le monde ancien pour penser et représenter la structure, la mettre en scène de façon signifiante et évidente. Il s'agissait de saisir à l'extérieur ce qui agissait à l'intérieur de façon invisible et inconsciente (autonome aussi). L'homme est ainsi mû par un esprit d'élaboration, de construction, de mise à jour, d'éclaircissement. Mais ce qui doit venir à jour, le sujet lui-même l'ignore ; il n'est que l'instrument de cette "pulsion" représentative et symbolisatrice. Le symbole étant incarnation de la structure sur un support externe, sensible, visible. Et finalement le symbole est aussi devenu appareil, puisque la structure n'est pas que représentée dans le symbole, elle est aussi actualisée. Et la structure est vie et force et mouvement : être en devenir. Elle est le principe ordonnateur universel. Le principe fécond. Le principe créateur de l'être.

Avant que l'être soit, il y avait la structure. Mais avant la structure, il n'y avait pas d'il y a. Donc il n'y a pas d'avant la structure. La structure n'a ni avant ni après : elle est éternelle. Elle n'a pas besoin de fondement, puisqu'elle est le fondement. Fondement éternel de l'être (qui lui ne l'est pas, ne l'est jamais). S'il y a un sacrifice, c'est donc celui de l'être mortel, éphémère, qui en quelque sorte nourrit la structure. L'être n'est pas dans sa forme essentiel. Il l'est en tant qu'être, en tant que la structure n'est que parce-qu'elle produit de l'être : elle n'existe qu'incarnée. Mais la forme dans laquelle elle s'incarne est toujours éphémère. C'est parce-qu'elle est au-delà, dans une dimension absolue, invisible aux yeux et aux sens, mais seulement accessible par l'esprit, cette quatrième dimension incarnée en nous.

Au-delà de l'être donc il y a la structure. Elle demeure dans un lieu absolu, seulement accessible par l'esprit qui lui aussi a cette propriété d'être au-delà de l'être, bien qu'il soit aussi dans l'être. Nous sommes tous dans la structure et elle est en chacun de nous.

II



Dans l'école pythagoricienne sous influence orphique, la structure harmonique universelle avait été mathématisée, ce qui avait ouvert de nouvelles perspectives au développement de la science mathématique et géométrique. D'après le mythe d'Orphée, musicien et poète, on pouvait déjà identifier le principe d'ordre cosmique à un principe harmonique. Orphée sacrifié, démembré, s'identifie finalement à la structure cosmique elle-même. Le génie de Pythagore aura été de déplacer l'accent de la structure harmonique vers la structure mathématique, du son vers les nombres, conçus comme entités sacrées intelligibles, briques constituantes du cosmos. Ce dont Platon fera plus tard le Ciel des Intelligibles.

Un génie mathématique ou logique, c'est sans doute ce qui a manqué à la religion mazdéenne. Par rapport aux indiens ou aux grecs, voire aux écoles iraniennes d'inspiration islamique, le mazdéisme apparaît très pauvre sur le plan intellectuel et spéculatif. Le Seigneur Sage n'a pas été très fécond sur ce plan. Cela est dù peut-être à la victoire de l'Islam, à son prestige et à sa prégnance sur les consciences, toujours prêtes à se vendre au parti des plus forts. Les mazdéens se sont repliés sur leurs textes religieux fondateurs, sur une tradition desséchée et ont été incapables d'en faire vivre l'esprit, de l'actualiser à chaque nouvelle génération. Le mazdéisme est devenu peu à peu une tradition morte ; un folklore pittoresque tourné vers le passé, mais vide de sens pour le présent. Cette tournure d'esprit archaïsante a d'ailleurs séduit de nombreux érudits occidentaux en mal de racines et de mythes d'origine. On a cru retrouver dans l'Avesta, le livre des mazdéens, la langue, la religion et l'esprit de la communauté indo-européenne originaire. Les études linguistiques sont devenues des outils idéologiques, importantes surtout en Allemagne, où la Nation se cherche depuis longtemps des racines, une identité symbolique, une âme, incapable qu'elle est de se trouver, de se fonder comme Nation autrement que dans le mythe. Nietzsche a payé de sa folie cet espoir de refondation mythique d'une identité problématique et fantomatique : notre Zarathustra n'est pas le sien !

*


Au XXème siècle, les sciences humaines à travers la linguistique, la psychanalyse, la mythologie comparée, le structuralisme sociologique, avec des hommes comme Propp, Dumézil, Jakobson, Levi-Strauss, Lacan, ou même le philosophe Heidegger, très attaché à une sorte de culte ésotérique du langage, ont tenté d'arracher aux mathématiques dures le trône du Principe Ordonnateur Universel, pour le donner au langage, aux mythes, ou aux structures symboliques organisatrices des rapports sociaux. Si d'après la religion védique le monde était ordonné comme un sacrifice, Lacan dira quand à lui que l'inconscient est structuré comme un langage. Et on est là dans le même niveau d'interprétation, sans aucun progrès réel de la pensée. A mon avis la structure ne se défini ni comme langage, ni comme mathématique, ces derniers étant plutôt l'expression de son pouvoir structurant, à l'oeuvre dans toutes les dimensions de l'activité humaine. La structure n'existe sur le plan de l'absolu que comme Puissance de structuration, au-delà de telle ou telle forme manifeste.

La révolution structuraliste a ses causes dans le rejet de l'hégémonie des sciences dures, surtout dans les écoles d'inspiration heideggerienne. Il s'agit de retrouver à travers le langage un accès à la source vive (et mythique) de l'être. C'est en gros une réaction contre la modernité scientifique, industrielle et technologique. Rendre au langage sa communauté avec toutes les autres expressions de la puissance humaine de structuration, c'est lui enlever certes une aura magique prestigieuse, mais c'est aussi lui donner plus de réalité, de force, de légitimité et d'efficacité. Nous sommes à présent sorti pour toujours de l'ère mythique et nos efforts doivent se tourner vers ce qui reste à réaliser pour demain, dans un esprit d'humble participation à la communauté humaine.

Les idéologies nationales ont toujours fait de la langue un objet de culte, comme si elles pouvaient y trouver dedans je ne sais quelle essence divine. C'est un leurre, grave parce-que bien des intellectuels s'y sont laissés prendre, et que c'est à eux que l'on remet d'habitude la charge de l'autorité morale et le soin de conduire, de guider le peuple. Heidegger encore lui peut servir ici d'exemple fameux. Non, nous ne ferons pas religion du langage et nous ne sacrifierons personne à nos dieux ou à nos idéaux nationaux. Nous resterons au moins pur de ce côté là. Et l'Internet ne sera pas non plus notre nouvelle Idéologie. D'idéologie en vérité, nous n'en aurons plus. Ce sera mieux pour tout le monde. Et l'humanité de demain sera bien différente de celle d'aujourd'hui. Tant pis pour les docteurs de la Loi, les traditionalistes, les nationalistes, les identitaires fondamentalistes ou intégristes de tout poil : ils sont prévenus ! Le monde va changer et eux resteront en enfer, chargés des chaînes du passé, incapables d'accéder au vrai Devenir. Tant pis pour eux puisqu'ils veulent rester attachés à ce qu'ils sont : ils le resteront définitivement et pour l'éternité entière. Et nous, rendus à l'absolu, nous seront en lui toujours et éternellement vivants et nouveaux !

III 



D'où vient la dévotion qu'éprouvent les philosophes pour les formes intelligibles, le savoir, la connaissance rationnelle ? Peuvent-ils faire autrement d'abord ? Je veux dire que la psychée humaine ou animale possède naturellement la faculté de reconnaître des objets, de les mémoriser, de les classer. Et elle tend naturellement à développer sa puissance. Les philosophes, fascinés par les facultés de l'intellect, seraient donc mû par une pulsion inconsciente. Ne lui donnent-ils pas trop d'importance ? Il est clair qu'il ne faut pas espérer un jour parvenir au bout du savoir. La faculté intellective est une puissance infinie. Elle n'est pas statique, mais liée à un sujet vivant. Bien sùr, avec l'invention du langage et de supports visuels externes, images et symboles, la psychée humaine s'objective, devient transmissible et cesse d'être liée à un sujet particulier. Mais elle ne perds pas pour autant son caractère subjectif : il n'y a pas de savoir purement objectif, qui serait là existant à l'extérieur du sujet, comme une vérité éternelle. Nous voyons le monde de notre place, avec notre équipement sensoriel inné et notre culture.

Les philosophes ont défini l'homme comme animal rationnel. Il est vrai que les animaux communiquent. Mais ils n'ont pas de langage. Leurs rapports sont directement informés par des messages sensoriels chimiques, visuels ou sonores, qui ne sont en rien des symboles. Les symboles sont constitués de formes intelligibles : qu'entendons-nous par là ? Quel est le propre du symbolique et de l'intelligible ?

C'est me semble-t-il une possibilité de transformation et d'évolution illimitée de la forme intelligible et sa faculté de passer de l'individuel au collectif, du subjectif individuel au subjectif collectif (social). Chez les animaux les formes messages sont statiques et propres à une espèce. Les individus n'ont pas la possibilité de modifier la forme-message, de la faire évoluer (ou très peu). C'est-à-dire que la psychée individuelle animale est incapable d'intégrer le message comme un objet transformable : il demeure statique. Il n'y a pas d'artistes chez les animaux. L'activité artistique, c'est-à-dire celle qui a pour objet justement l'élaboration, la transmission et la transformation de formes intelligibles, est vraiment le propre de l'homme.

Certains oiseaux sont capables de chanter mieux, plus fort, avec plus de nuances, de vivacité ou d'inventivité que d'autres, mais leur activité n'a rien d'individuel : elle est spécifique. Et c'est ainsi pour toutes les formes d'activité animale. Chez l'homme, le spécifique s'individualise, s'autonomise et cesse d'être... spécifique. Quel mystère que ce saut, ce hiatus entre nature et culture ! L'erreur des racistes, c'est justement d'avoir confondu le culturel et le spécifique, l'homme et l'animal. Aucune tradition, religion, coutume, n'est lié à un groupe humain par nature ou essence. Les formes culturelles apparaissent, évoluent et disparaissent, mais les groupes humains eux demeurent en leur fond, du point de vue spécifique, identiques.

Or la science avec ses appareils sophistiqués n'a accès qu'à la dimension spécifique (génétique) de l'être humain. Toute la dimension culturelle, symbolique, psychique, lui échappe. D'où la nécessité à l'ère scientifique moderne de l'invention d'une... pratique comme la psychanalyse. Je dis pratique parce-que justement le terme de science ici ne convient pas. La psychanalyse n'est pas une science. Et si c'en était une, elle cesserait d'être psychanalyse.

C'est que la science s'intéresse à des objets statiques, naturels, objectifs, alors que la psychée est un non-objet. Ou un objet paradoxal. C'est-à-dire que les éléments qui la composent, les représentations, les symboles, les signifiants, ne sont pas des objets fixes, des réalités concrètes : la psychée est un espace virtuel où le monde se réinvente et se métamorphose continuement. Son substrat, sa matière, sont immatériels : c'est la représentation. Il faut préciser cependant que cette représentation est opératoire, en lien avec le monde, non pas représentation morte. C'est à partir d'elle que le sujet se situe et opère dans le monde. Aussi bien le mot représentation ne convient pas parfaitement. Peut être pourrait on employer le terme de médiation, de médium ou de médiateur. La psychée serait alors définie comme appareil médiateur.

Le sujet en effet n'habite pas un monde brut, informe, mais un monde construit, ordonné par le signifiant. L'homme a ainsi pour toujours coupé le lien immédiat avec la nature qui caractérise l'être animal. Dans le mythe on appelle ça chute d'Eden : l'homme a mangé la pomme empoisonnée du Savoir. Bizarre que ce dont on tire tant de fierté soit en même temps considéré comme une malédiction. C'est qu'il parait qu'avec le savoir (ou la parole), l'homme a acqui quelque chose de divin, de surnaturel et donc d'interdit qu'il doit payer d'une manière ou d'une autre. Cela est assez clairement exprimé dans le mythe, universellement : Prométhée chez les Grecs, Yurugu le renard pâle des Dogons, Adam de la Bible Hébraique en témoignent. Une telle unanimité laisse rêveur et c'est pour cela que je parle du mythe au singulier. Sous des dehors divers, le mythe est en fait Un. Cette unité n'est pas d'abord saisissable, il faut la conquérir pour retrouver rien de moins que la parole originaire, celle dont le souffle nous a créé Homme, car le nom d'homme s'écrit lui aussi au singulier. Voilà l'entreprise dans laquelle je suis embarqué : retrouver l'Homme Originaire, l'Unique, l'Adam, le Purusha qui est notre forme, notre essence, notre identité absolue.

IV



Qu'est-ce que le principe unique ? L'apport essentiel de la psychanalyse lacanienne a été de séparer savoir et parole, depuis trop longtemps identifiés. Le savoir est de l'ordre du sens relatif, comme le Bien et le Mal. Par delà le bien et le mal, par delà le sens et par delà le savoir il y a l'absolu du matériel signifiant, de la structure ou plutôt matrice linguistique productrice de formes différenciées. Les lacaniens appellent cette "chose" la  lettre (a).

C'est dire que nous ne suivons pas Nietzsche quand "par delà le Bien et le Mal" il trouve la Force, ouvrant par là la porte à une idéologie de la puissance développée par les national-socialistes allemands. La matrice structurante est bien une puissance, mais une puissance créatrice, féconde, non inféodée à la volonté d'emprise et de contrôle du monde caractéristique des esprits chagrins, soucieux de revanche et qui n'est à terme que volonté de mort et de nuisance. Car pour prouver sa supériorité, l'homme chagrin doit dominer l'autre et il ne le domine parfaitement qu'en l'anéantissant totalement. C'est ici que l'on voit que le désir de "Libération" peut mener au pire. On a pu le constater dans mainte révolution populaire tournant au cauchemard régressif le plus abject. Or le nazisme a bien été une forme de révolution populaire, il faut le rappeler : Hitler n'était pas un dictateur. Il a gouverné en accord avec le peuple, porté par un élan massif de refus de l'humiliation et de volonté de revanche. Il a été élu tout à fait "démocratiquement", même si cela doit faire mal à ceux qui n'ont que ce mot à la bouche et prétendent pouvoir tout régler (et surtout réguler) à coup d'élection et de parlement.

L'injustice entraîne certes la violence en réponse, mais pas autant que la basse connerie qui n'a ni cause ni limite, parce-qu'elle est en soi un Absolu. Quel absolu ? Celui de la négation de la Loi qui interdit à tous de se prendre pour l'unique au prix bien sùr de la négation, c'est-à-dire du meurtre du voisin. La liberté peut être un leurre, un masque derrière lequel se cache d'horribles raisons, à jamais refoulées dans les zones obscures de la psychée. L'inconscient n'est pas essentiellement sexuel, mais moral. C'est une réalité d'ordre éthique qui n'a rien à voir avec de soi-disant pulsions naturelles ou animales.

La vérité est inconsciente. Et en tant que telle elle est inappropiable. Elle demeure libre de toute inféodation à la volonté d'emprise : elle échappe à celui qui veut la saisir, elle s'offre à qui veut la prendre. Impossible à contrôler, ingérable : elle est femme jusqu'au bout des ongles. Elle est même parfaitement incompréhensible et incohérente. Pourtant elle est la vérité.

La vérité n'est pas le savoir. Le savoir suppose un appareil logique, un maître (âne) ; la vérité le désuppose. Elle le fait d'ailleurs sans violence, malgré elle : on ne peut bayonner la vérité : le refoulement échoue toujours ! la vérité se plaint : elle est prisonnière du Savoir ! La vérité est inconsciente...

Du principe unique on ne peut rien dire, sinon qu'il est au-delà du savoir. Non pas comme Tout savoir. Mais comme puissance de manifestation de l'être. Cause absolue dont nous sommes l'effet. Et là c'est peut-être le taoïsme qui en donne la meilleure expression, la plus juste, en renonçant précisément à la donner. Mais sans pour autant renoncer à s'en inspirer de façon vivante et créative. Paradoxe ? Mais vérité.

Dans le taoïsme, le principe (Tao) s'il n'est pas chose définie, peut tout de même être conçu en tant que Puissance Cause des Transformations. Le vrai taoïste n'est pas attaché à sa forme particulière, il sait qu'elle est éphémère et plutôt que de se fixer sur un modèle, il préfère errer, se laisser porter au hazard de son inspiration. Il parait misérable et fou, mais c'est qu'il a choisi l'absolu. Le jour de sa mort, il rit et s'extasie de se voir encore promis à une nouvelle transformation (Tchouang-tseu - chap. VI). C'est aussi une bonne méthode pour ne pas se laisser envahir par le pathos face aux vicissitudes de l'existence. Une philosophie au sens antique du terme.

Les taoïstes sont souvent dépeints comme nos alchimistes occidentaux : ils sont sensés détenir la science de la transformation des métaux et autres matières. C'est qu'en occident l'alchimie a ses sources en Egypte le pays de la Terre Noire (kême en égyptien) où le scarabée roulant la boule du soleil est aussi un symbole de transformation, de regénération, voire de résurrection. On en retrouve l'effigie sur de nombreux porte bonheurs, en concurrence avec l'oeil oudjat (symbole d'intégrité), l'oeil bénéfique d'Horus souverain du ciel et protecteur des hommes. Modèle d'identification pour les pharaons.

V



Séparer la vérité du savoir, c'est la voie qui conduit non à la connaissance, mais à l'union avec le principe unique. Et cette union est aussi participation à l'être éternel, délivrance des vicissitudes de l'ici-bas, accès à la dimension absolue.

L'homme moderne a tendance à s'identifier à sa conscience et il en reste captif. Se déprendre de la conscience, c'est s'ouvrir à l'Autre dimension qui demeure en nous étouffée, refoulée. C'est aussi aller à l'encontre des vérités établies de ce temps et participer au travail d'émancipation de l'humanité. Cela suppose un choix et il repose sur une certitude subjective de fait intransmissible. Ne pas être dans l'air du temps, ne pas obéir aux dogmes, c'est en effet encourir la colère du troupeau endormi et de ses chiens de garde. C'est s'exposer peut-être pour celui qui voudra aller jusqu'au bout, au martyr. El Hallaj, Jésus, Socrate, Giordano Bruno et tous les autres "fous" de leur accabit, obscurs ou célèbres, forment dans l'absolu un choeur vivant et secourable tourné vers nous, prêt à nous recevoir, à nous enseigner, à nous réconforter : on n'est jamais seul sur le chemin de Lumière. Mais le premier qui l'emprunta et qui maintenant règne là-bas. Puissent nos paroles le réjouir pour l'éternité. Car nous nous sommes approchés et nous l'avons reconnu. Lui Zarathustra l'immortel.